« Le dialogue social n’est pas condamné à la manière dont le Code du travail, lui-même, est construit »

À l’issue de son Assemblée générale le 3 avril 2023, l’Association Réalités du dialogue social a reçu Hervé Lanouzière, directeur de l’Institut national du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle (INTEFP), et Richard Werly, reporter France et affaires européennes pour le média suisse Blick,  pour une conversation sur les fractures sociales et sociétales et leur vision du dialogue.

A lire, la lecture d’Hervé Lanouzière des réalités du dialogue social en France.

Le besoin de sortir d’une approche binaire 

« S’agissant des ordonnances, c’était impressionnant de voir le politique qui était absolument convaincu qu’à partir du moment où il est écrit dans les textes que les employeurs et les entreprises allaient négocier (…) ça allait se faire ».

Hervé Lanouzière enfile sa casquette d’inspecteur de l’IGAS au moment des ordonnances Travail pour rappeler que la volonté du législateur était de simplifier un droit du travail français jugé trop complexe, trop contraignant et ne prônant pas assez le dialogue social, notamment au niveau des entreprises « (…) nous avons essayé de le rendre beaucoup plus accessible ».

Selon lui, le dialogue social tel qu’il était conçu jusqu’alors procédait de relations interprofessionnelles binaires : « le dialogue social en France, c’est peut-être ça mon message principal, c’est qu’il est excessivement binaire. Le code était en effet conçu dans une logique « oui » ou « non » aux réclamations des délégués du personnel, « favorable » ou « défavorable » pour les avis du CE, « accord» ou « constat d’échec » pour la négociation.  Le droit lui-même n’appelait pas de nuances ».

Or, selon Hervé Lanouzière, la réflexion autour de la modification du droit du travail n’a pas été comprise, ni mise en œuvre telle qu’imaginée par ses rédacteurs. Favorable à la fusion des instances, sujet sur lequel il a travaillé, il « plaide coupable » et reconnait qu’entre l’idée qu’ils en avaient et l’application, des écarts sont apparus, rendant cette nouvelle organisation moins simple que ce qui avait été annoncé : « la manière dont cela a été traduit ne correspond pas tout à fait aux intentions (…) nous l’avons réduit à quelque chose de l’ordre de la tuyauterie ».

La pratique du dialogue social ne se limite pas aux textes législatifs qui le régissent. Derrière les intentions, comprises ou non, de ces nouvelles règles, il y a aussi une nécessité et un temps d’appropriation. Le directeur de l’INTEFP reste optimiste quant à la capacité des acteurs sociaux à s’emparer des outils mis à leur disposition, voire à créer les leurs afin de construire un dialogue qui leur correspond. Cela se heurte à quelques complexités comme l’absence d’organisations syndicales ou de CSE dans certaines entreprises. Néanmoins, le dialogue social doit dépasser le carcan de la binarité dans lequel il s’est auto-enfermé. « Effectivement le dialogue social n’est pas aussi binaire, n’est pas aussi dramatique ». Cette évolution s’avère d’autant plus indispensable qu’elle favorise la compréhension des problèmes et leur résolution et est facteur de performance. Pour l’illustrer, Hervé Lanouzière raconte une anecdote sur un climat social dégradé dans une entreprise industrielle où, lors de son intervention sur le terrain, un chef d’atelier principal lui rétorqua qu’il n’était « pas là pour faire le bonheur des gens au travail » mais bien pour « faire des trains d’atterrissage ». Or, « L’absence de dialogue social et la dégradation profonde des relations de travail en entreprise – d’ailleurs il s’agit de dialogue professionnel et j’aime beaucoup cette expression – impactaient la performance de l’entreprise ». Ce récit permet de faire le pont entre une situation sociale délétère et les pertes d’attractivité salariale ainsi que la carence constatée en termes de maximisation de la productivité que cela engendre.

Un apprentissage permanent

Hervé Lanouzière insiste sur le poids des ancrages historiques, philosophiques et sociétaux des rapports de force entre les acteurs qui joue sur l’entièreté du processus de dialogue social : « nous avons 150 ans de traditions de luttes, de relations binaires, d’avis favorables ou défavorables qu’il faut transformer dans les négociations ». Il faut une intention : « j’ai rencontré assez peu de personnes qui avaient vraiment conscience de ce qu’ils allaient chercher quand ils partaient en consultation de leurs instances ». Il reconnaît que cela n’est pas évident à modifier, ni à comprendre. « Cette culture qui fait notre originalité intrigue et intéresse autant qu’elle s’impose, notamment à des sociétés étrangères basées sur d’autres modèles socio-économiques quand la question de pratiquer le dialogue social arrive ». Hervé Lanouzière prend ainsi l’exemple d’Uber et de Deliveroo fonctionnant avec des travailleurs indépendants ou auto-entrepreneurs donc non soumis aux règles classiques du droit du travail : « ces entreprises ne savent pas ce qu’est la négociation ».  Et elles s’interrogent sur le fait de devoir négocier avec des interlocuteurs qui ne sont pas des salariés. Hervé Lanouzière met en lumière ce nouveau terrain de formation à explorer, d’apprentissage réciproque : « c’est un très bon exemple, innovant, où nous apprenons avec eux, ce qu’est dialoguer, le fait d’écouter les intérêts respectifs de chacun et d’essayer de trouver des compromis avant de s’engager dans des négociations ».

Le directeur de l’INTEFP évoque aussi qu’un des points de difficulté peut être associé aux sujets à négocier, comme le partage de la valeur ajoutée, qui ne sont pas nécessairement simples de compréhension : « tous ces objets de négociation sont quand même éminemment complexes ».

L’acculturation au dialogue à déployer aussi dans le secteur public

Dans la même logique que les changements introduits par les ordonnances Macron dans le secteur privé, les trois versants de la fonction publique connaissent aussi des modifications législatives, issues de la loi de transformation de la fonction publique du 6 août 2019 et de l’ordonnance du 17 février 2021 favorisant la négociation collective ou encore avec la création d’un Code général de la fonction publique (2022). Modifiant le cadre et la pratique du dialogue social dans la fonction publique, certaines des mesures du texte du 6 août 2019 sont directement inspirées du droit privé comme le comité social ou encore la rupture conventionnelle.

La difficulté réside dans le fait que la majorité des acteurs du public en charge du dialogue social et plus spécifiquement de la négociation ne sont pas armés pour mener à bien ces temps d’échanges. Hervé Lanouzière identifie deux causes : un manque d’apprentissage et d’accompagnement – « le mot négociation, les cadres du public le connaissent par cœur, mais la vraie négociation, de terrain, ça ils ne l’ont jamais faite localement. À part consulter, ils ne savent pas faire » – couplé à une perte de lien avec le local et les territoires « nous ne pouvons pas négocier hors-sol ».

C’est dans cette optique que le directeur de l’INTEFP propose d’« accompagner avec les méthodes éprouvées du secteur privé » les négociateurs publics de demain. Il explique d’ailleurs l’objet de l’une des missions de l’institut : structurer une offre de formation commune des partenaires sociaux aussi bien pour les représentations d’employeurs que de salariés.

L’utilité d’un dialogue agile et innovant

Quand bien même le cadre du dialogue social est contraint, notamment par le droit du travail, Hervé Lanouzière s’attache à démontrer que des marges de manœuvres individuelles et/ou collectives existent. Il rappelle la situation d’urgence lorsque la pandémie s’est déclarée en mars 2020 : « nous n’avions pas la moindre idée de la manière dont la covid se propageait.  Or, il a fallu que les secteurs dits essentiels continuent de tourner ».  L’ex inspecteur de l’IGAS, ses équipes et des experts ont dû, du jour au lendemain, préconiser des mesures : « nous avons du inventer des règles de travail pour permettre de concilier les objectifs de santé publique et le maintien de l’économie nationale ». Cependant, très vite, le dialogue social s’est imposé, comme un besoin vital d’expression, de participation et d’entraide : les organisations professionnelles se sont manifestées pour les aider, suivies des syndicats de salariés pour rendre ces préconisations acceptables par tous et effectives sur le terrain.

L’intérêt de la démarche est qu’elle ne reposait pas sur une entente entre les organisations mais sur la forme de cette dernière qui n’était pas signée dans un accord en bonne et due forme mais siglée ou plutôt cosiglée par toutes les organisations. « L’originalité de cet acte informel, devenu formel par les circonstances, montre deux points fondamentaux : la preuve qu’il existe une alternative et la démonstration que nous sommes capables de faire du dialogue social, y compris dans des situations de crises ».

Cet exemple montre que la signature, ou pas, d’un accord ne peut résumer, à elle seule, les négociations, avancées, divergences et échanges qui se sont produits. Le directeur de l’INTEFP boucle son raisonnement sur le fait de sortir d’une approche binaire et ouvre une troisième voie qu’il appelle « l’avis circonstancié », soit « un avis motivé, assorti de réserves ou un avis qui consisterait à dire que nous sommes plutôt d’accord mais que nous aimerions bien avoir un certain nombre de garanties sur telles choses ». Cela consisterait à se mettre d’accord sur des points bien identifiés.

« En somme, l’avis circonstancié serait l’alternative centrale des avis dits favorables ou défavorables existants, qui accentuent la binarité des rapports au sein du dialogue social français ».



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